« Sakura » – Fragment de vitrail – (jpra)
———————————————–
OPTIMISER LA DEMOCRATIE (2ème partie) – LE JAPON
Nous renouons avec notre rubrique « Optimiser la démocratie » dont la 1ère partie est parue sur ce Blog le 29 septembre 2013 sur une question : « Démocratie ou démocraties ? », et par laquelle nous abordions sous différents angles les rôles du droit et des institutions dans l’amélioration de la qualité – et pour ainsi dire, de l’efficacité – de la Démocratie.
En poursuivant la discussion, il est intéressant de voir, dans le concret des expériences en Asie extrême-orientale et en Francophonie , comment cette « amélioration » se traduit-elle et, partant, ce qu’il conviendrait d’en tirer comme enseignements. Le choix de ces espaces géographiques et culturels n’est pas anodin ; il procède de la simple idée qu’aujourd’hui les sources d’inspiration démocratique ne proviennent pas nécessairement et obligatoirement de l’Occident, même si à l’origine cette région du monde a fourni en idéaux le corpus démocratique.
L’Asie extrême-orientale, tout spécialement la Chine et le Japon, montre malgré quelques variations le visage d’un très grand dynamisme économique, commercial et culturel, certes chacun à sa manière. Chacun à sa manière également et apparemment de façon opposée, ces deux pays majeurs, phares s’il en est du continent asiatique (la Corée du Sud et Taïwan faisant également leur entrée dans ce cercle privilégié), ont développé des concepts de la démocratie étroitement liés à la notion de développement, qui ne sont pas sans nous intéresser grandement, en particulier nous, Malgaches, qui sommes à la recherche de notre propre voie démocratique.
Cependant, comparaison n’étant pas raison, si l’on a choisi la Chine et le Japon c’est moins pour les mettre en parallèle dans une vaine optique comparative à proprement parler, que pour mettre en exergue leur évolution respective dans les efforts démocratiques qui sont les leurs et par rapport, surtout, aux pesanteurs historiques et aux perspectives de développement qu’ils se sont données.
LA VOIE DEMOCRATIQUE DU JAPON (1)
L’expérience japonaise est très parlante à plus d’un titre.
Elle évoque le long et dramatique chemin parcouru depuis le Japon féodal, en passant par la période centralisatrice de l’ère Meiji et, surtout, successivement, celles du Japon expansionniste et du Japon martyrisé par deux frappes atomiques, jusqu’à l’ère actuelle marquée tant par les catastrophes naturelles (le Japon est assis sur la longue chaîne volcanique du Pacifique et a connu, au niveau mondial, les premières grandes catastrophes écologiques dues à l’hyper industrialisation) que par une stabilité institutionnelle remarquable atteinte au prix d’énormes sacrifices.
La démocratie y a trouvé une traduction jugée satisfaisante par le peuple japonais et, en tout cas, apaisée. Le façonnement du système démocratique et institutionnel japonais, parvenu à son accomplissement depuis 1946, est donc le fruit d’une évolution successive et continue.
C’est ce qui lui donne sa vivacité actuelle, en dépit des débats récurrents quant aux adaptations jugées nécessaires liées à une certaine sclérose du système parlementaire et qu’ont révélé récemment les conséquences politiques de la catastrophe nucléaire de Fukushima.
Un cheminement dicté par des contraintes extérieures
Les nécessités de la résistance japonaise aux tentatives d’intrusions coloniales occidentales du XIXème siècle se sont rapidement traduites par une révolution institutionnelle. Très intelligemment, ce n’est point en rejetant en bloc les apports étrangers que le Japon s’était armé pour s’opposer à ces intrusions, mais bien par leur assimilation et leur appropriation après un sévère processus sélectif.
C’est ainsi qu’avec la promulgation d’une constitution moderne, celle dite de Meiji en 1889, le Japon est devenu un Etat fortement centralisé sur le modèle prussien, à la tête duquel se trouvait un Tennô (Empereur) paradoxalement désacralisé par le fait même d’une extraordinaire concentration de tous les pouvoirs temporels entre ses mains, alors que dans le Japon féodal de l’ère Tokugawa le pouvoir souverain, d’ordre intemporel, se limitait pour l’essentiel à des prérogatives d’ordre rituel et sacramental.
Mais, tout aussi paradoxalement, c’est pendant cette période autoritaire de l’ère Meiji que l’influence de la tradition juridique française bat son plein avec, en particulier l’introduction au Japon des principes généraux de droit en matière civile, dont le Professeur Boissonade en a été l’artisan.
Le code civil japonais, de forte inspiration française mais adapté aux spécificités japonaises, demeure de nos jours comme un pilier institutionnel avec l’apport de réformes successives, tandis que la tradition administrative et étatique germanique d’un « Etat fort » qui, à partir des années 1930 va permettre à une dictature militaire de s’imposer, a été supplantée dès 1946 par une importante et décisive greffe anglo-américaine. En effet, après la capitulation du Japon en 1945, la puissance victorieuse, les Etats-Unis, a imposé à ce pays la constitution qui est toujours actuellement en vigueur.
Cette constitution unique en son genre, a voulu tout à la fois respecter le tréfonds de la mentalité japonaise et ancrer définitivement le Japon dans la démocratie avec l’introduction de principes fondamentaux tels que la laïcité, le pacifisme, l’habeas corpus ou les libertés individuelles.
La stricte séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est une réalité vécue au quotidien, et dans cette nouvelle architecture institutionnelle le Tennô (Empereur) ne règne qu’en virtualité et ne gouverne pas. Selon le Professeur Fukase, un éminent constitutionnaliste japonais, la charte fondamentale japonaise est bâtie sur des principes purement républicains (voir sur ce Blog : « le Japon, une monarchie républicaine », article du 27/9/2013), ce qui fait que nous sommes, selon les mots du professeur, dans une « République qui cantonne l’Empereur à une fonction purement formelle ». D’ailleurs, aux termes de la constitution (article 14) il n’y a plus au Japon « ni nobles ni titres nobiliaires » ni privilège particulier.
Il y a là une manifestation particulière, conforme à l’esprit démocratique, et en tout cas pleinement accepté par un peuple politiquement majeur, du rôle moderne et humaniste d’un monarque. Les Japonais se satisfont amplement de ce rôle non pas « amoindri » ni « galvaudé » car, fondamentalement, le Tennô est tout à la fois le symbole vivant de la permanence d’une tradition trimillénaire et de la démocratie très chèrement acquise après les terribles punitions atomiques de Hiroshima et de Nagasaki et de l’humiliante capitulation de 1945.
Et, à l’inverse, ceux qui, avec une certaine gauche japonaise, soulignent l’ « inutilité » du Tennô, semblent marginalisés au fil du temps et, en réalité, une grande majorité de Japonais semble s’accommoder fort bien de la vacuité du pouvoir politique – et non du rôle – de l’empereur.
Car, le rôle public reconnu au Tennô, qui le rend accessible et visible contrairement à son statut de naguère,lui donne une stature politique au sens noble. Il tient au fait établi qu’il est le ciment d’une nation comme d’une démocratie auxquelles chacun tient, une démocratie unanimement conçue comme le fondement de l’avancée matérielle du Japon dans une modernité qui n’a jamais renié ses traditions.
Co-existence de l’intemporel et du temporel
En effet, juridiquement le Tennô dont le rôle et la personne sont désacralisés (le crime de lèse-majesté n’existe plus), n’a juridiquement ni les prérogatives d’un souverain ni celles d’un Chef d’Etat. Il est dans l’intemporalité identitaire et référentielle et non dans la temporalité de la représentation étatique. La souveraineté formelle appartient au peuple et le Tennô, qui n’est que le symbole de l’Etat et de l’unité du peuple, « doit ses fonctions à la volonté du peuple » comme le précise la constitution.
Ceci étant, la fonction de Tennô revêt toujours, dans une civilisation japonaise trimillénaire qui accorde à l’acte symbolique une signification aussi profonde qu’identitaire, une solennelle dimension qui dépasse l’aspect formel et politique. C’est le niveau intemporel, propre au système institutionnel japonais. Et en fait, c’est à travers les actes rituels, mémoriels et cérémoniaux que le Tennô exerce cette force symbolique – et évocatrice – incomparable et, en quelque sorte, c’est cette force qui confère une dignité certaine aux actes étatiques du plus haut niveau.
A n’en pas douter, c’est là où se situe le rôle-clef du Tennô auquel les Japonais sont très attachés même si dans leur majorité, vénérant l’empereur pour ce qu’il représente et le respectant du seul fait de sa personnalité propre, ils ne le perçoivent plus comme une personne divine, invisible et hors d’atteinte. Car, en réalité, la version actuelle, démocratique et moderne du Tennô correspond bien, selon le Professeur Watanabe, un autre éminent constitutionnaliste japonais, « à la perception des Japonais puisqu’ils regardaient traditionnellement l’Empereur comme un sujet de vénération plutôt que comme une autorité politique ». Et, à un autre degré intéressant et au dire du Professeur Fukase précité, le Tennô est également « l’incarnation de la continuité du génie de la nation japonaise ».
C’est grâce à ce sentiment national d’ordre essentiellement affectif , – qui le différencie du sentiment nationaliste exacerbé de la période guerrière et qu’incarnait récemment le romancier et acteur Mishima – , que confusément dans l’esprit de la masse des Japonais le Tennô « règne », est au plus haut niveau de l’Exécutif, et que beaucoup perçoivent qu’ils sont toujours dans un régime monarchique.
Ceci nous conduit tout naturellement à examiner le pouvoir exécutif, cette fois-ci dans le sens strict du terme, c’est à dire par référence aux textes et à l’articulation institutionnelle, de même qu’en tant que pouvoir temporel.
Au Japon, l’Exécutif, exercé par le « Naïkaku » (littéralement, le « Cabinet »), s’inspire dans sa structure et dans l’étendue de ses pouvoirs, plus de la tradition américaine qu’anglaise contrairement à une idée répandue (a); par contre, dans sa pratique et dans ses relations avec la Diète (Parlement bicaméral), le fonctionnement de l’Exécutif tire plus vers la tradition anglaise qu’américaine (b).
(a) Une « Administration » à l’américaine, pléthorique mais puissante :
Les contours des prérogatives reconnues au Cabinet sont, selon le Chapitre V de la constitution japonaise, somme toute assez classiques dans l’apparence. Mais en réalité, les pouvoirs du Cabinet sont énormes. Son chef, le Premier ministre (« Naïkaku-sôri-daijin »), est tout à la fois chef du Gouvernement (« Seifu »), Chef de l’Etat (puisque le Tennô ne règne formellement pas et n’est pas reconnu comme le Chef de l’Etat japonais, ce contrairement au souverain britannique par exemple), chef des armées et de la Défense nationale (bien qu’aux termes de l’article 9 actuellement très controversé de la constitution, officiellement le Japon n’a pas d’armées mais des « forces d’auto-défense »), chef de l’Administration (dans le sens américain du terme), dirige la politique étrangère, dispose du droit de grâce, de commutation des peines et de réhabilitation (prérogatives habituellement dévolues à un chef d’Etat qu’il est effectivement).
De fait aussi, gravitent autour du Cabinet d’importants organes consultatifs et de coordination, dits « auxiliaires » (exemples : le très tentaculaire Secrétariat Général du Gouvernement – « Naïkaku-kambo-chôkan » – qui dépasse en importance et en compétence son équivalent français et dont le chef a d’ailleurs rang de ministre, ainsi que l’imposant Bureau Législatif – « Hôsei-kyoku » – ), et des organes aux compétences administratives et juridictionnelles, dits « autonomes » (exemples : la Cour des Comptes – « Kaïkei Keinsa-in » – chargée de vérifier annuellement la comptabilité définitive des dépenses de l’Etat, ou le Conseil de la Fonction publique – « Jinji-in » – chargé essentiellement de garantir l’impartialité des fonctionnaires et le respect de leur statut, fonctions qui mériteraient d’être étudiées de près par beaucoup de pays comme Madagascar).
Et, mis à part les différents départements ministériels à proprement parler qui le composent, le Cabinet compte encore une multitude de « Commissions » ou d’ « Agences d’Etat », qui sont en réalité des institutions ministérielles d’inspiration américaine, parmi lesquelles on relèvera à titre d’exemples : l’ « Agence de la Maison Impériale » (il est remarquable qu’un général américain, en l’occurrence le génial général McArthur, le vainqueur du Pacifique et « proconsul » au Japon, ait été à l’origine du maintien de l’institution impériale japonaise… !) ; la « Commission de la Libre Concurrence » (qui à l’origine était destinée à empêcher la reconstitution des « Zaîbatsu » – les conglomérats industriels japonais qui furent au soutien du Japon expansionniste de la période guerrière ; et qui, aujourd’hui continue de jouer un rôle primordial dans la structuration de l’économie japonaise avec ses « guidelines »), détenant le pouvoir d’édicter des directives contraignantes (un peu à la manière des directives européennes…) et un pouvoir quasi juridictionnel de poursuite et de sanction ; et l’ « Agence de Défense », dont l’importance politique est si considérable que son titulaire est généralement considéré comme un futur Premier ministre ou un futur ministre important (affaires étrangères, ou économie, ou finances, ou commerce extérieur), et qui à terme a vocation à devenir un ministère de plein exercice à la faveur d’une évolution institutionnelle tendant à une révision de l’article 9 de la constitution.
Sur ce dernier point, il est significatif que récemment le Premier ministre Abe ait renforcé considérablement les capacités d’intervention de la marine japonaise, le conflit territorial sino-japonais à propos des îlots de la mer de la Chine du Sud-oriental redoublant d’intensité.
(b) une pratique parlementaire à l’anglaise :
En dépit de cette « américanisation » structurelle de l’Exécutif japonais, dans la pratique politique interne, dominée par le poids de la Diète et par un système électoral à l’italienne, c’est-à-dire caractérisé par le fractionnement partisan, le Cabinet fonctionne plutôt selon le modèle de Westminster et, d’une façon générale, comme la plupart des démocraties parlementaires de l’Europe occidentale.
Ceci n’est pas sans fréquents grincements dans la vie politique japonaise, car trop souvent les majorités parlementaires sont introuvables à cause d’un système électoral qui donne au principe proportionnel une trop grande place, ce qui renforce chez certains leaders politiques la conviction qu’un système favorisant le scrutin majoritaire, à la manière française, serait bienvenu. Des projets de réformes allant dans ce sens sont en cours et en passe d’être appliqués.
Politiquement, le Cabinet dépend en effet étroitement de la Diète et il n’est pas rare qu’il soit bloqué dans ses actions. De son côté, le peuple japonais ressent de plus en plus une trop grande distance entre lui-même et ses représentants, créant un malaise certain chez certaines catégories de la population, en particulier chez les jeunes, l’oligarchie formée par la classe politique fonctionnant en vase clos.
Le Premier ministre, qui est habituellement le chef du parti politique dominant de la majorité parlementaire, est désigné parmi les parlementaires par une résolution de la Diète et ensuite nommé formellement par le Tennô. Et les ministres eux-mêmes, certes désignés par le Premier ministre ainsi investi, doivent être majoritairement choisis parmi les parlementaires.
Comme dans toutes les démocraties parlementaires, la Diète ici contrôle très étroitement les activités du Gouvernement et, bien entendu, celui-ci est solidairement responsable devant elle avec toutes les implications que l’on connaît.
(A suivre)
Jean-Pierre Razafy-Andriamihaingo
* Ancien Ambassadeur de Madagascar en France, près le Saint-Siège, en Italie, en Espagne. Avocat honoraire au Barreau de Paris, ancien conférencier et chargé de cours auprès de grandes écoles de commerce et d’universités françaises pour « Les systèmes institutionnels chinois et japonais », Expert international en Promotion de la Démocratie et de la Bonne gouvernance, diplôme supérieur d’études chinoises de l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales de Paris et du CPEI.
(Reproduction, même partielle, interdite)