Jean Laborde, Consul de France
(Photo extraite de l’ouvrage « Colline sacrée des souverains de Madagascar, le Rova d’Antananarivo » de Suzanne Razafy-Andriamihaingo, L’Harmattan, 1989) – Reproduction interdite –
JEAN LABORDE, LE « RAMOSE »
Si l’on devait ne citer qu’un seul Français profondément Malagasy dans l’âme et qui épousa dans la sincérité de son cœur Madagascar, ce fut, assurément, Jean Laborde.
En 2005, étant dans ma fonction d’ambassadeur de Madagascar en France, à l’invitation et en la présence du maire de la ville d’Auch j’y célébrais le bicentenaire de la naissance de Jean Laborde (il naît le 16 octobre 1805), et en particulier déposai au pied de sa statue une gerbe en la mémoire de cet homme qui fut, il faut le souligner, un bienfaiteur de la nation malagasy.
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Cet aventurier – dans le sens noble du terme – , doté d’une ingéniosité sans pareil et doué d’un esprit vif comme l’éclair, marquera pour toujours d’une empreinte déterminante la vie politique, économique, sociale, culturelle et matérielle de Madagascar , de fin 1831, date de sa venue dans ce pays, à 1878, date de sa mort en terre malagasy.
Ce Gascon, fils d‘un riche industriel forgeron établi à Auch, épris de découvertes et d’exotisme, émigre en Inde en ces temps où les fabuleux trésors des Indes et la fréquentation des routes maritimes y conduisant soulevaient l’enthousiasme général parmi les grandes puissances coloniales (Angleterre, Pays-Bas, France) en pleine compétition.
Un jour, il se met en quête de son propre fabuleux trésor quand en 1831, sur la route maritime au large de Madagascar une violente tempête le jette sur les rivages du sud-est de Madagascar à Matitanana. Coïncidence heureuse, le naufragé fut vite recueilli par Napoléon de Lastelle, l’attitré gérant d’affaires de la Reine Ranavalona 1ère.
Logé dans la propriété de ce riche négociant, le jeune Laborde s’éprend d’une de ses filles, établit les plans et le gros-œuvre d’un véritable bateau, qui sera tout simplement le premier bateau de style européen jamais construit à Madagascar, ce avant de pouvoir monter à Antananarivo où de Lastelle l’introduit auprès de la reine malagasy.
Il convient de préciser qu’en ces temps là Madagascar était engagée dans une voie à rebours de sa propre Histoire, c’est-à-dire dans un dramatique rétro pédalage au sortir du décès prématuré de Radama 1er en juillet 1828, ce roi de la modernité malagasy dont les zélés soutiens de Ranavalona 1ère s’en firent l’ennemi …mortel (sur ces faits, voir sur ce même Blog l’article « Réformateurs et modernisateurs de Madagascar », 4ème partie, daté du 10/10/2013).
Ranavalona 1ère était à la recherche d’un homme lige, l’architecte autonome de tous ses rêves de bâtisseur(e) d’une société nouvelle. De Lastelle fut bien inspiré d’y répondre avec adéquation en proposant les services éminemment rares d’un prodige d’ingéniosité dont Jean Laborde fit preuve durant le temps de son séjour chez l’agent d’affaires attitré de la reine malagasy.
C’est donc avec l’enthousiasme d’un candide que Ranavalona accueille Laborde, l’adopte et l’attache à son service quotidien, à condition seulement qu’il mérite sa totale confiance par son utilité !
La reine ne fut jamais déçue, tant les prouesses techniques (et « autres »non avouables ici…) du jeune Jean Laborde ne paraissaient avoir de limites…
De façon précise, il est certain que Ranavalona 1ère et son gouvernement avaient un besoin aussi pressant que stratégique d’être en mesure de soutenir l’effort de guerre dicté par la confrontation armée avec la France (voir sur ce sujet, l’article « Réformateurs et modernisateurs de Madagascar », 5ème partie, daté du 12/10/2013 sur ce même Blog).
Ordre fut donc donné à Laborde de fabriquer des fusils en quantité industrielle, toute la main-d’œuvre désirée et toutes les facilités matérielles et foncières étant mises à sa disposition. Aidé de manuels techniques et de quelques publications scientifiques, Laborde relève le défi en un temps record.
Pour construire son usine, il choisit d’abord comme site Ilafy, non loin d’Antananarivo au nord en territoire Tsimiamboholahy (l’un des principaux clans roturiers au pouvoir), où il produit les premiers fusils fabriqués à Madagascar, puis à Mantasoa où son génie prendra toute sa dimension grâce à la proximité de la forêt, des chutes d’eau et des minerais de fer.
En fait d’usine, c’est en très peu de temps que Laborde fait surgir une impressionnante cité industrielle unique en son genre, composée de hauts fourneaux et de machines diverses, d’un quartier résidentiel, d’un parc, d’un zoo, d’un lac artificiel à partir d’un petit étang…
De ces usines sortent dès 1835, d’abord des fusils de la meilleure qualité, de la poudre, des cartouches, des grenades, des mortiers, des sabres et épées, puis des canons lourds et légers. Bref, un véritable arsenal et une industrie de l’armement malagasy sont nés !
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Bientôt également, sortiront de ces usines et fabriques diverses des produits aussi variés que la brique cuite, les tuiles, la chaux, le ciment, la potasse, l’acide sulfurique, le paratonnerre (grâce auquel Laborde fut considéré comme un véritable faiseur de miracles !) pour des usages industriels ou pour la construction et les travaux publics, secteurs d’activité qui d’ailleurs prirent ainsi naissance à Madagascar.
Certes, les missionnaires qui furent introduits à Madagascar du temps de Radama 1er ont développé l’artisanat et certains métiers d’arts malagasy, mais à travers d’autres produits sortis droit de ses usines et fabriques comme le verre, la faïence, les poteries, la soie ou les rubans, Laborde va impulser un développement économique, industriel et social sans précédent à Madagascar.
Ce fut un des aspects paradoxaux du règne de Ranavalona 1ère…
Sans compter que Laborde fut à l’origine de l’introduction à Madagascar de diverses plantes nouvelles ou de races nouvelles de bovins, de plantations ou de cultures nouvelles (par exemple, la pisciculture et la culture de la vigne…) …et de la mode européenne (danses en vogue, les belles manières, les toilettes et habits à la mode) qu’il répandait avec réussite, aidé en cela de la complicité très active et intéressée de Napoléon de Lastelle et de l’engouement de la reine elle-même et des nombreux courtisans.
Autre aspect paradoxal du règne de Ranavalona 1ère caractérisé par la fermeture hermétique du pays…
Mais, il faut encore citer les autres œuvres de Jean Laborde : construction des premières charrettes malagasy tirées par des boeufs, les canalisations d’eau et les ustensiles divers.
Et puis, surtout, en 1839 il est, en qualité d’architecte autodidacte, le constructeur génial et très inspiré du grand palais en bois de « Manjakamiadana » du Rova d’Antananarivo, démontrant à cette occasion privilégiée un talent sans égal du double point de vue technique et artistique.
L’édifice est construit autour d’un énorme pilier central en bois sur une hauteur impressionnante et dans un style typiquement malagasy qui ravit la Reine Ranavalona 1ère et tous les visiteurs étrangers.
Puis, plus tard en 1852 à la mort de Rainiharo, Premier ministre et amant de la Reine, c’est encore à Laborde qu’on demande de construire un tombeau monumental.
Ingénieur en chef du royaume malagasy, Laborde avait ajouté à son arc la dignité militaire.
Car, il sait aussi être un chef de guerre et un général aussi audacieux que réfléchi. En 1835, le maréchal Rainiharo est empêtré dans le grand-sud malagasy, incapable de se sortir d’une situation plus que délicate.
C’est Jean Laborde qui, précipitamment élevé successivement aux rangs de Général XII puis XIII Honneurs (équivalent actuel de Général de division, mais « Maréchal » dans la nomenclature des « Voninahitra » du moment – voir sur ce même Blog l’article daté du 15/5/2014, « Les ordres royaux de Madagascar »), part à la rescousse de Rainiharo en scindant son corps expéditionnaire en deux, une partie en empruntant la voie terrestre, l’autre progressant par mer.
L’ennemi étant ainsi pris en tenaille, Rainiharo est tiré d’affaire et voici Jean Laborde bardé d’une double et inespérée auréole puisque la Reine l’élève dans la dignité suprême et exceptionnelle de Maréchal XV Honneurs (XV Voninahitra !) suivi de son anoblissement qui l’intègre dans la classe nobiliaire la plus élevée !
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Un tel personnage, véritable bienfaiteur de la nation malagasy, qui par ailleurs n’a jamais renié ses origines ni sa foi chrétienne au milieu du paganisme ambiant du règne de Ranavalona 1ère, a, autant qu’il le pouvait, joué auprès de celle-ci un rôle modérateur, en particulier pour tenter d’adoucir le sort réservé aux chrétiens.
La Reine Ranavalona n’a, dit-on, pas résisté aux multiples charmes de Jean Laborde, l’homme. Ne dit-on pas qu’il fut un amant assidu et apprécié de Ranavalona 1ère, certains dans leur imagination débordante allant même, sans craindre l’anachronisme, jusqu’à prétendre que le Prince Rakoto, futur Roi Radama II, serait un enfant issu des œuvres de la reine et d’avec le séduisant Gascon !
Rappelons que Rakoto est né en 1829 et que Laborde ne met les pieds à Madagascar dans les circonstances qu’on sait, que fin 1831…
Néanmoins et par contre, il n’est pas moins vrai qu’entre le prince Rakoto et Laborde de solides liens d’affection réciproque se sont vite noués et renforcés au fil des années : Laborde éduqua entièrement le jeune prince et lui fit assimiler les valeurs chrétiennes, chose extraordinaire quand on mesure l’opposition farouche de la reine et de son gouvernement à tout apport culturel et spirituel étranger.
Dès lors et de fil en aiguille, Laborde se trouvera rapidement mêlé à une lutte clanique au sein même de la famille royale pour un meilleur positionnement en vue de la succession au trône : les traditionalistes tiennent leur candidat en la personne du Prince Ramboasalama, neveu et fils adoptif de la Reine Ranavalona 1ère, tandis que Laborde et De Lastelle préparent l’avènement, au moins politique, de Rakoto en essayant de susciter autour de la personne du jeune prince une dynamique nouvelle qui ferait en sorte qu’un parti de « rénovateurs » émerge et s’impose finalement en vue de placer Rakoto sur le trône malagasy.
Mais, la mort du Premier ministre Rainiharo en 1852 porte sur le devant de la scène un Rainijohary révigoré, qui va imprimer une ligne politique extrêmement dure et encore plus rétrograde (voir sur ce même Blog l’article daté du 13/10/2013, « Réformateurs et modernisateurs de Madagascar, 6ème partie).
Raharo, fils de Rainiharo, qui accède à la fonction de Premier ministre, ne parvenant pas à endiguer la trop grande influence de Rainijohary, chef du clan concurrent des Tsimahafotsy, n’a d’autre solution que de se rallier à la cause du prince Rakoto dans la compétition au trône.
Le parti du jeune prince prend ainsi de l’importance et de l’ampleur.
A partir de 1855, à l’un des plus forts moments de la persécution anti-chrétienne et anti-européenne, Laborde n’hésitera plus à pousser la Reine Ranavalona 1ère à prendre certaines initiatives, notamment en invitant Lambert, homme d’affaires politiquement très entreprenant, à monter à Antananarivo pour une mission capitale auprès de l’Empereur Napoléon III (voir sur ce même Blog l’article « Lambert, Ambassadeur Itinérant de Sa Majesté le Roi Radama II » en date du 6/12/2014).
Puis en 1857, c’est un Laborde révolté par la persistance de la barbarie voulue et encouragée par Rainijohary qui, étant par ailleurs assuré de la neutralité bienveillante de Raharo, va jusqu’à concevoir et à mettre en action un complot visant à évincer du trône la vieille reine Ranavalona 1ère et à y placer Rakoto.
Mais, l’ébruitement du projet le fera capoter et conduira un Rainijohary triomphant à accentuer sa politique réactionnaire. Les comploteurs malagasy sont massacrés et leurs familles réduites à l’esclavage, tandis que les Européens (notamment Ida Pfeiffer, le père Jaouen), y compris Jean Laborde, sont chassés de Madagascar.
Laborde parvient alors à se réfugier à l’Ile Bourbon voisine.
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Haut fourneau construit par Jean Laborde à Mantasoa
Photo extraite de mon ouvrage « La geste éphémère de Ranavalona 1ère », L’Harmattan, 1997. Reproduction interdite –
Néanmoins, étant donnés l’ampleur du soutien dont jouit désormais le Prince Rakoto, l’affection profonde que voue la reine à son fils unique, le peu d’estime qu’a toujours suscité le prince Ramboasalama et l’ascendance renouvelée que le clan roturier des Tsimamboholahy – auquel appartient le Premier ministre Raharo – a finalement pris au détriment de celui des Tsimahafotsy – celui de Rainijohary – , c’est tout naturellement que, avant d’expirer le 18 août 1861, la vieille Reine Ranavalona 1ère a pu désigner son fils Rakoto pour lui succéder sur le trône de Madagascar.
Se considérant comme le fils spirituel du grand Roi Radama 1er et le continuateur de son œuvre, Rakoto choisira de prendre le nom de règne de Radama II, le Grand Radama étant ainsi dans son coeur son père spirituel.
Dès lors, Laborde, l’autre père spirituel, l’ami, le protecteur, le confident du nouveau Roi de Madagascar, est prestement rappelé à Madagascar et revient avec force enthousiasme, pleinement convaincu de pouvoir œuvrer pour longtemps au progrès de son pays d’adoption, Madagascar, et à la prospérité des relations avec son pays d’origine, la France.
Car, ayant été anobli par Ranavalona dès 1835 dans les circonstances vues plus haut, géniteur de nombreux enfants malagasy qui forment une joyeuse cohorte, porté sur un piédestal par une population profondément reconnaissante, Madagascar est le pays de prédilection de Jean Laborde.
Mais, il n’oublie pas pour autant la France qui, d’ailleurs, avec lui, fait une entrée en force à Madagascar. L’action de Laborde se placera donc désormais essentiellement sur le plan politique.
Laborde est incontestablement l’initiateur de la présence française dans la Grande Ile.
Tout naturellement, Jean Laborde devient officiellement Consul de France en ces temps coloniaux où il n’était pas de règle d’envoyer un Ambassadeur en titre et dûment accrédité dans un pays considéré comme n’étant pas au même niveau étatique. Laborde ne perd pas pour autant toute son influence auprès du Roi Radama II lui aussi reconnu, comme l’était Radama 1er, « Roi de Madagascar » par les puissances étrangères et en particulier par la France.
Cependant, l’influence de Laborde ne sera plus exclusive et est tempérée par la présence à la Cour de l’Anglais Ellis, par la forte personnalité du Premier ministre Raharo et par les initiatives des compagnons et zélateurs du Roi, les fameux « Menamaso ».
La liberté d’action de Laborde sur le plan intérieur malgache est par ailleurs singulièrement limitée du fait de sa position officielle dans la défense des intérêts des nationaux français en tant que Consul (seul un ambassadeur étant, au surplus, en charge de la défense et de la promotion des intérêts étatiques).
Mais surtout, une nouvelle donne, le renforcement constant du pouvoir du Premier ministre au détriment de celui du souverain, va progressivement marginaliser Laborde, dont les avis sont cependant toujours recherchés, en particulier par un Rainilaiarivony, le jeune commandant en chef des armées, tôt acquis à la francophilie (attachement qu’il reniera bientôt à la mesure des contradictions grandissantes des intérêts respectifs malagasy et français…).
En effet, tant le développement du nationalisme malagasy que les maladresses françaises à propos des « droits historiques », que la France prétend détenir sur les côtes Est de Madagascar, vont provoquer chez le Premier ministre malagasy dont l’autoritarisme va en s’exacerbant, ainsi que chez les dirigeants malagasy un fort ressentiment anti-français contre lequel Laborde n’y pourra rien.
De fait, quand en 1878 Laborde meurt à Madagascar, laissant derrière lui une fortune imposante et des héritiers désemparés, tous ses biens seront confisqués par les autorités malagasy, et ce fait va, pour longtemps, constituer l’une des principales pommes de discordes franco-malagasy, débouchant inexorablement sur de nouvelles confrontations armées.
Telle fut la vie mouvementée mais ô combien fertile de Ramose* Laborde, qui laisse à Madagascar, gravés dans la pierre et la mémoire, de multiples témoignages de son existence.
Jean-Pierre Razafy-Andriamihaingo
Nota : * « Ramose » est le surnom affectif donné par la population malagasy à Jean Laborde, composé d’une double contraction du suffixe malagasy « Ra », qui désigne respectueusement une personne, et la contraction « mose », qui désigne un « monsieur » avec une connotation familière….
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Reproduction, même partielle, interdite des textes et illustrations
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