Daisho : Katana et Wakizashi, le privilège du Samuraï. XVIIe siècle, époque Genroku. Collection Le Dauphin. Exposition « Les Samuraï, armes et armures du XVIe au XIXe siècle » au « Printemps Haussmann-Sept-Oct 1982.
SAMURAI DIPLOMATES ET AMBASSADEURS
L’isolement du Japon de l’ère Tokugawa d’Edo, de 1600 à 1853, correspondait à la mise à l’écart du Tenno (Empereur) au profit du Shogun (Maire du Palais et véritable détenteur du pouvoir politique), au morcellement de l’Empire en différentes principautés dont certaines se complaisaient dans une violente rivalité, et au figement d’une société dans laquelle la puissante et prolifique classe des Samuraï prospérait.
Est-ce à dire que les Samuraï furent des traditionalistes invétérés ?
Que non !…
LES PREMICES
L’Histoire du Japon démontre au contraire qu’à partir du XVIème siècle ils avaient été, forcément ne serait-ce que du fait de leur omnipotence, mais surtout de leur culture, les promoteurs, acteurs, organisateurs et administrateurs de l’ouverture sur l’extérieur du Japon, certes quasiment forcée à partir de 1853, si l’on considère uniquement la relation du Japon avec l’Occident.
Car, pour ce qui concerne la relation du Japon avec ses voisins du pourtour asiatique, soit en direction de la Chine, soit en celle des îles de l’Asie du sud-est, l’Empire du Soleil Levant avait une politique d’expansion dominante aidée par une grande maîtrise des mers.
Pour ce qui concerne la relation du Japon avec l’Occident donc, les prémices en furent, dès à partir du XVIème siècle la venue de missionnaires portugais, puis espagnols et de grands marchands hollandais dans le sud du « puissant royaume du Japon », selon l’expression de l’un des principaux agents de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, le nommé François Caron.
Au milieu des années 1600 Caron eut à ouvrir d’importants comptoirs au Japon, notamment à Deshima et à Nagasaki au sud-ouest (Ile Kyushu) , et y avait vécu vingt ans durant non sans y prendre femme et lui faire six enfants.
Une double parenthèse intéressante doit ici s’ouvrir, car du fait de son riche séjour japonais et de sa position d’homme d’affaires influent Caron eut, d’une part, à devenir un fin diplomate au service du Shogun et de Daimyo régionaux pour développer le commerce avec l’Occident, et en cela il s’intégra dans un nouveau cercle de Samuraï ouverts aux influences étrangères, et pas seulement occidentales ; et d’autre part, Caron eut par la suite à proposer à la France, à travers la toute nouvelle Compagnie française des Indes Orientales, ses services.
S’agissant de la première de ces circonstances, étant reconnu dans cette qualité de diplomate par les autorités japonaises, Caron fut ipso facto admis dans la classe des Samuraï. Ce qui lui permit de s’ouvrir les arcanes complexes du pouvoir au Japon, d’y exercer ses talents de négociateur et d’observateur privilégié de la société comme des us et coutumes japonais.
Quant à la seconde, Caron n’eut aucun mal à convaincre Colbert, alors le puissant contrôleur des finances du vieillissant roi Louis XIII dit « le Juste », de créer à Taolagnaro sur la côte sud-est de Madagascar (où, selon Caron, des naufragés portugais avaient occupé le site entre 1504 et 1528 – voir : « Le puissant royaume du Japon » de François Caron, éditions Chandeigne, 2003) un important établissement français intégré dans un vaste projet de route maritime afro-asiatique englobant Madagascar et le Japon au bénéfice de la nouvelle Compagnie française des Indes Orientales.
Cet établissement français à Madagascar fut fondé en 1642-43 sous le nom prémonitoire de Fort-Dauphin, du nom du futur Louis XIV.
Le Daimyo (seigneur) Nakagawa Hisayori et sa cour. Détail de « la chasse au cerf sur le mont Miyake », rouleau peint. Tiré de l’ouvrage « Le puissant royaume du Japon », de François Caron. Editions Chandeigne, Paris 2003.
Ainsi furent envisagés par un Français quasi Japonais, Caron, et la France de Louis XIII et Louis XIV avec le puissant Colbert, et à travers le commerce international, les destins mêlés de Madagascar et du Japon dès le XVIIème siècle… !
LA NOUVELLE VISION RELATIONNELLE JAPONAISE FACE A L’OCCIDENT
Mais, revenons au plus près du cœur de notre sujet : Samuraï diplomates et ambassadeurs…
Ainsi que nous le laissions entrevoir dans les lignes précédentes, ce n’est bien sûr pas du jour au lendemain que ni le Japon ni la classe des Samuraï se sont ouverts à la diplomatie.
Mais, il faut bien le reconnaître, c’est une circonstance déterminée de cette arrogance coloniale occidentale du milieu du XIXème siècle qui, sous le terme pudique de l’ « Ouverture », força le Japon à accepter d’ouvrir au commerce occidental ses ports.
Voici qu’en 1853, venant de l’Amérique en proie à « la question noire » qui, en dépit du « compromis du Missouri », voit se profiler une nette coupure des « Etats-Unis » en deux parties opposées, le sud esclavagiste défendeur d’un libre échange intégral et le nord démocrate soucieux des droits de l’Homme, le commodore américain Perry croise au large du Japon face à Yokohama et à hauteur de Tokyo (Edo).
L’année suivante en 1854 il exige du gouvernement japonais et obtient de lui l’ouverture des ports ainsi que, en 1858 après de longues tractations, la signature du traité de Kanagawa (d’une localité proche du port de Yokohama).
Les négociateurs japonais, Samuraï de condition, ne purent rien contre la force de frappe et les canonnières occidentales menées par Perry. Par la suite en 1859, trois concessions occidentales sont ouvertes (douanes et tribunaux contrôlés par les puissances occidentales : Etats-Unis, France, Angleterre, Pays-Bas, auxquels s’ajouta la Russie) dans trois zones stratégiques de l’Empire du Soleil Levant : les villes portuaires de Hakodate au nord du Japon (sud de l’Ile de Hokkaido), de Yokohama au centre-est du Japon (face à Edo – Tokyo) et de Nagasaki au sud-ouest du Japon (Ile Kyushu).
Le tout est « régularisé » par des traités de commerce avec les puissances occidentales, ce qui provoque de violentes réactions de Samuraï provenant essentiellement des régions du sud-ouest du Japon, notamment des fiefs de Choshu et de Tosa.
C’est dans ces conditions qu’étant placés entre le glaive et l’enclume le Tenno et le Shogun s’accordent pour envoyer en Occident des ambassades itinérantes successives. Progressivement, à la faveur de cette « ouverture » du Japon et dans une sorte de politique de salut public voit se profiler nettement la « restauration » des pouvoirs du Tenno au détriment de ceux du Shogun, mais pour l’instant sans impliquer son élimination.
C’est que le message qu’il convient de destiner aux pays occidentaux est celui-ci : en dépit des traités inégaux signés sous la menace, le Japon contrairement à une Chine dépecée demeure un pays non soumis et volontairement entend se comporter vis-à-vis des pays occidentaux en égal, en une puissance qui compte et en partenaire digne de considération.
Il s’agit là pour d’importants Samuraï d’exercer à titre principal le métier de diplomate, nouvelle fonction moderne détachée de leur condition première de guerriers … !
Mais en réalité, est-ce vraiment « nouveau » pour eux, adeptes des multiples facettes du Bushido (voir sur ce même blog la série de trois articles « Bushido », datés du 11, 12 et 13 janvier 2014), et d’une certaine façon des enseignements de Sun Ze, le fameux stratège et tacticien chinois qui prône dans l’esprit de tout guerrier ou lettré la dominance souhaitable du diplomate sur le militaire (voir sur ce même blog l’article « Sun Ze, la modernité du tacticien et du stratège chinois » daté du 27 décembre 2014) ?
Officiellement, et pour faire valoir une vision nouvelle des rapports extérieurs du Japon fondée sur une diplomatie « tous azimuts » que nous qualifierions aujourd’hui métaphoriquement de « soft-ware », c’est-à-dire basée sur un désir et une volonté de connaissance et d’ « in-put » culturels, Tenno et Shogunat japonais s’accordaient pour considérer que pour assurer sa pérennité le Japon se devait d’apprendre davantage sur les leviers de la puissance des pays occidentaux.
LES AMBASSADES ITINERANTES JAPONAISES SUCCESSIVES
Il est significatif qu’à l’achèvement de la pacification du Japon en 1615, marquant la fin d’incessantes guerres intestines entre grands Daimyo, mais au milieu d’une vision pour laquelle les étrangers, essentiellement concentrés dans le sud du Japon, demeurent des « barbares du sud » (« nambanjin »), le Daimyo de Sendai (au nord-est du Japon), Masamume Date, ait pris l’initiative hardie d’envoyer auprès du Pape à Rome ainsi qu’en Espagne et au Portugal un ambassadeur du nom de Rokuemon Tsunenaga Hasekura.
Il est vrai qu’alors le Japon comptait pas moins de 150.000 chrétiens et accueillait une soixantaine de missionnaires catholiques (lesquels enseignaient aussi les sciences et les arts) en provenance essentiellement du Portugal, et que les Espagnols entretenaient des relations commerciales moins agressives que celles imposées par les Hollandais ou autres Anglais.
Mais le niveau de représentation de cette ambassade japonaise en Europe de ce début du XVIIème siècle renaissant pour le Japon n’atteignait pas encore celui des autres ambassades successives qui vont suivre au XIXème siècle.
Car, le corps des nouveaux ambassadeurs et diplomates japonais correspondant à la période de modernisation du Japon avec un pouvoir central fort fut constitué à partir d’une élite de Samuraï aguerris et lettrés, proches à la fois du Tenno et du Shogun afin qu’ils leur soient pleinement représentatifs dans le prestige de leurs fonctions, mais aussi dans ce que la civilisation de l’Empire du Soleil Levant a de plus authentiquement brillant.
En tout cas, voici qu’en 1860 une première ambassade composée entièrement de Samuraï part pour les Etats-Unis. Là-bas, le conflit qui divise les Etats du sud de ceux du nord bat son plein sur fond de la profonde problématique de l’esclavage, contre lequel pour l’heur le 16ème Président des Etast-Unis, Abraham Lincoln, n’y peut rien.
L’ambassade japonaise, conduite par le Samuraï Ikeda et composée de trois autres diplomates de haut rang, fut reçue aux Etats-Unis avec des péripéties uniques et inédites qu’un film hollywoodien des années 1970, avec le fameux acteur japonais Toshiro Mifune, avait bien relaté.
C’est que les Américains étaient très curieux d’en connaître davantage sur ces « barbares » de Japonais « bizarrement » accoutrés ; et de leurs côtés, les diplomates japonais mirent un point d’honneur à, en effet, s’habiller de leurs costumes traditionnels agrémentés, bien sûr, de leurs sabres longs (« Katana ») et courts (« Wakisashi »).
Et, tout naturellement à Washington, au Président des Etats-Unis lui fut offert un de ces merveilleux « Tachi » (sabre très long) de collection, témoignage protecteur d’une amitié que le Tenno et le Shogun voulaient affirmer avec une solennité particulière.
L’Ambassadeur Ikeda, de par tant de sa personnalité que de par sa dignité naturelle, l’offrit au président américain avec une grande délicatesse et selon un cérémonial bien réglé.
Tachi, grand sabre cérémonial type Itomaki, période Momoyama, collection Le Dauphin. Tiré du catalogue de l’Exposition « Les Samuraï, armes et armures du XVIe au XIXe siècle, ci-dessus référencée.
Ensuite, en 1862 une seconde ambassade itinérante japonaise, importante en nombre celle-là, fut formée avec pour destination l’Europe, principalement la France et l’Angleterre.
Elle est conduite par le Samuraï-Ambassadeur Takenuchi Yasunori et est composée de pas moins de vingt et un autres membres.
A Paris les membres de l’ambassade sont logés à l’Hôtel du Louvre. La personnalité du chef de la mission diplomatique est, contrairement à celle, avenante, de son collègue Ikeda, quelque peu renfrognée. Si bien que peu d’échanges personnels furent signalés pour la postérité…Mais, parmi ses adjoints se signale un nommé Fukuzawa Yukichi qui nota dans ses rapports bien de faits sociaux et traits de la gouvernance de Napoléon III.
En bon diplomate soucieux de nouer des liens profonds avec les Français influents de son époque, il n’hésita pas à pénétrer les milieux culturels et universitaires parisiens, ce qui le mit en rapport avec un certain Léon de Rosny qui, par la suite, fut le premier professeur de japonais de la nouvelle Ecole des Langues orientales l’ancêtre de l’actuel Institut National des Langues Orientales (INALCO, dont nous sommes fier d’être un ancien élève diplômé…).
Pareillement que leurs prédécesseurs membres de l’ambassade itinérante aux Etats-Unis, les ambassadeurs et diplomates japonais missionnés en France et en Angleterre se déplacent vêtus de leur tenue traditionnelle, sabres longs et courts fixés à la hanche gauche.
Ni en France ni en Angleterre, où ils sont maintenant, la presse ne se montre tendre avec ces Japonais regardés avec une méfiante curiosité…Il est vrai que par nature ces Samuraï ne sont guère éduqués ni instruits ni non plus cultivés pour l’extraversion, et ceci est renforcé par les nécessités de leurs fonctions qui veulent qu’un diplomate doit avant tout cultiver la discrétion…
Les journaux restent donc sur leur faim, et par atavisme professionnel se rabattent sur des points de vue mitigés concernant ces ambassades.
Le jeune et bel Ambassadeur-Samuraï Ikeda Nagaoki Chikugo no Kami. Photo tirée de l’ouvrage « Les derniers samourais ». Editions Marval.
Et voici qu’en 1864, arrive une seconde ambassade itinérante japonaise pour l’Europe, conduite par un jeune et bel Ambassadeur-Samuraï, Ikeda Nagaoki Chikugo no Kami.
Le Bakufu (le gouvernement du Shogun) leur demande de passer par l’Egypte, berceau de l’Ancienne civilisation, avant d’entrer en Europe par Marseille. L’ambassade japonaise est aussi nombreuse que la précédente, une vingtaine de membres.
Bien sûr, dans leurs nombreux rapports les diplomates japonais témoignent de l’extraordinaire richesse de cette civilisation disparue et renforcent au Japon même une école de l’antique Egypte qui aujourd’hui figure parmi les plus éminentes au monde.
Cette escale touristique n’est pas de trop pour donner du ressort moral aux membres de l’ambassade japonaise.
Car, il lui est confié pour l’Europe une mission cruciale : faire accepter par les Européens une révision des traités inégaux, ce d’autant plus que les daimyo (seigneurs régionaux) de Choshu venait de s’opposer par la force au franchissement par les navires occidentaux du détroit stratégique de Shimonoseki (séparant l’Ile principale du Honshu et l’Ile de Kyushu), et que, au surplus, le Tenno avait exigé l’expulsion des étrangers dont le comportement outrancier mécontentait de plus en plus de Japonais.
Cependant, la coalition des puissances occidentales, fidèle à sa politique de la canonnière, ne s’embarrassa d’aucune réserve et brisa la résistance japonaise à Shimonoseki en 1864.
Et de leur côté les Anglais n’hésitèrent pas à incendier la ville de Kagoshima. Pour sa part, la France exige des indemnités pour le tort provoqué par l’assassinat du lieutenant Camus perpétré par des Samuraï.
Comment dès lors parvenir à convaincre des puissances occidentales bercées par leur arrogance ?
L’Ambassadeur-Samuraï Ikeda Nagaoki Chikugo no Kami se concentre sur l’exigence impériale de la fermeture du port de Yokohama. Tandis que de son côté le Shogun lui demande d’obtenir de la France le renoncement aux « indemnités Camus ».
C’en fut trop.
En dépit de tous ses efforts l’Ambassadeur-Samuraï n’obtint rien.
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Du point de vue du Japon, il convient de relativiser l’échec successif des ambassades japonaises en Occident, car en définitive il a catalysé la capacité de l’Empire du Soleil Levant à s’extraire de l’emprise occidentale, d’abord par la mise à bas du trop pesant pouvoir shogunal, puis en s’en étant débarrassé, par la reconcentration du pouvoir exécutif entre les seules mains du Tenno, ouvrant ainsi la voie à l’ère Meiji, tout ceci se déroulant rapidement entre 1867 et 1868.
Avec l’abolition parallèle des fiefs en 1871, c’est-à-dire des principautés, le Japon entre de plain-pied dans la modernité institutionnelle, mais le prix à payer pour les Samuraï était en 1876 la suppression de leurs privilèges et l’abandon de leurs symboles, principalement le port des deux sabres long et court.
Et on sait que par un quasi suicide collectif des Samuraï les plus traditionalistes dans une légendaire dernière bataille du sabre contre les armes à feu de la nouvelle armée impériale en 1877, la classe des Samuraï enterra définitivement ses privilèges.
Mais, ce ne fut pas pour autant la mort des Samuraï en tant qu’individus fiers de leur condition.
Car, beaucoup d’entre eux, et jusqu’à nos jours, surent se reclasser dans différents métiers pour construire le Japon moderne.
Jean-Pierre Razafy-Andriamihaingo, ancien Ambassadeur, Avocat honoraire au Barreau de Paris, Professeur d’Aïkido 5ème dan
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